Un récit commis pour l’Agenda Ironique d’octobre 2023, hébergé et animé par Laurence Délis
(cf. consignes en fin de post ou par ici).
◾Lycée Augustin Fresnel – Bâtiment A, classe 205. Un vendredi, en fin de matinée…
– « Voir le monde dans un grain de sable…
– Et allez ! C’est reparti, marmonna sourdement Jipé à l’adresse de son voisin de pupitre et camarade complice. Elle va encore nous enfumer avec de la poésie, cette fichue Dame de Onze Heure !
A sa droite, Nicolas ne répliqua rien, se contentant de noter, comme son ami, les quelques vers de William Blake, sous la dictée de leur professeure de français, Mademoiselle Calvert.
– « Et le paradis dans une fleur sauvage…
– Tu crois qu’ils avaient le même dealer, Charles et Willy ?
– T’es con, pouffa Nico, désespérant depuis longtemps que son meilleur ami, contrairement à lui, appréciât jamais la poésie. Encore moins celles de Blake ou de Baudelaire, apparemment.
– « Tenir l’infini dans le creux de sa main…
– Attends, mais là… Oh ! Eh ! Hein ? Bon ! Quelle prétention ! s’offusqua Jipé, exagérément, tout en observant la nécessaire retenue qui prévalait à tous les niveaux de ce lycée, réputé pour sa rigueur autant que pour la modernité de ses méthodes, et l’excellence des résultats qui lui valaient toute sa notoriété, au sein de l’académie.
– On n’est pas en cours de physique, là, Jipé, le rembarra Nico, sans grande conviction. Le bout du nez littéralement collé à la marge de son cahier, Nicolas s’appliquait dans sa copie. Bien obligé ! Ses indispensables lunettes de taupe ayant été cassées la veille, en cours de sport.
– Ah, vouiche ? Eh ben, pour moi, Blake est mortifié ! ironisa Jean-Pierre.
– « Et l’éternité dans une heure. » conclut Mademoiselle Calvert, en refermant, d’un clap sonore, le recueil de poésies qu’elle tenait religieusement – comme on l’eût fait d’un missel – dans la paume de ses mains boudinées de vieille fille voûtée, au visage ingrat, affligé de surcroît d’un strabisme divergeant très appuyé à l’œil droit.
Profitant du silence qui s’ensuivit, la professeure agrégée, issue des Lettres Classiques, poursuivit :
“A propos d’heure, annonça-t-elle sur un ton qui réclamait un regain d’attention, je vous rappelle que nous passons, cette fin de semaine, en horaire d’hiver. Nous perdrons donc une heure dans la nuit de samedi à dimanche. Néanmoins, puisque vous voici, toutes et tous, dûment avertis, je ne tolérerai aucun retard à notre cours qui aura lieu, comme de coutume, en première heure du prochain lundi. Merci de profiter de l’intervalle pour rassembler tout ce que vous jugerez bon d’apporter en commentaire à ces quelques vers. Mesdemoiselles, messieurs, vous pouvez sortir.”
Le bruit de chaises et de pupitres qui fit alors écho à cette invite – aussi feutré que circonspect ! ferait aujourd’hui se pâmer d’envie tout enseignant œuvrant en un collège de REP.
◾Internat du lycée Fresnel, chambre 412. Le samedi soir suivant…
Ainsi qu’ils en avaient pris l’habitude sitôt qu’ils eurent scéllé leur amitié, l’année précédente, en Seconde A2, Nico et Jipé se rejoignaient tour à tour, le samedi soir, dans la chambre de l’un ou de l’autre, chacune étant désertée par leurs autres cothurnes, rentrés chez leurs parents pour le week-end.
Ce soir-là, deux minutes avant le passage à l’heure d’hiver, les deux amis se tenaient accroupis, face à face, sur le lit de Jean-Pierre. S’étant mutuellement persuadés qu’il se produirait quelque chose de singulier s’ils demeuraient éveillés au moment de la bascule, ils s’aggripaient l’un l’autre par les avant-bras et répétaient à voix basse :
“Advienne que pourra… Advienne que pourra… Et qui vivra verra.“
De facto, dès le premier coup de minuit sonné à l’horloge du couloir, la chambrette se mua en un flux de lumières multicolores, dans lequel, gardant la pose, Nico et Jipé se mirent à flotter d’abord, puis à tourbillonner, soudain enveloppés de nuées étranges. Elles n’étaient pas constituées de gouttelettes, mais de lettres formant tantôt des mots ou des phrases… Non ! Pas des phrases : des vers ! Des vers, tronqués pour la plupart, qu’animaient des souffles sonores en une improbable chorégie où se liaient, pêle-mêle, des sons tenant – selon, d’une voix, un tambour, un didgeridoo, d’un orchestre symphonique, un riff de guitare électrique ou d’un beat techno.
Les deux comparses s’étonnèrent, amusés, de reprendre, en écho, les fragments mélodieux égrenant, à leur total insu, les douze coups de minuit.
“MIgnonne allons voir si… j’entre en escale… Pourtant qu’on fût loin de Cythère… j’entendais au loin chanter un rossignol… Ton départ abrupt a broyé mon cœur… Il était bien minuit, et tout à coup j’eus peur… La plainte d’autres voix limpides et lointaines… qui chantent dans la tête Alors que la mémoire est absente… quand on est las de se crever les yeux… Schinderhannes !… dans une sourde oraison De hoquets, de jurons, émaillée… Je suis passé pour être présent dans ton futur…” (*)
◾Lycée Augustin Fresnel – Bâtiment A, classe 205. Un premier matin de novembre…
“Et voilà ! se navrait Mademoiselle Calvert, devant ses élèves de Première littéraire, engourdis depuis la veille par l’avancement d’une heure de leur quotidien. Comme de bien entendu, les deux seuls manquant à l’appel sont, sans surprise, notre paire de fieffés têtes en l’air.”
Elle soupira, mais se reprit vite en ouvrant d’une main son cahier de textes, tandis que, de l’autre, elle caressait la couverture gaufrée d’un recueil de poésie anglaise.
A ce jour – oui, quelque quarante ans plus tard, le mystère de la subite disparition de Nico et Jipé demeure entier.
tiniak ©2023 DUKOU ZUMIN &ditions TwalesK
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Image d’en-tête : « Carousel » travail en cours – Laurence délis, artiste peintre;
A l’origine des 12 vers employés (plus ou moins), dans la vrille onirique :
- Pierre de Ronsard, Mignonne…
- Supervielle, L’Escale brésilienne
- Paul-Jean Toulet, Éléphant de Paris
- Victor Hugo, L’année terrible – Une nuit à Bruxelles
- Sybille Rembard, Thaumaturge des enfants
- Guy de Maupassant, Terreur
- Guillaume Apollinaire, Vendémiaire
- Paul Verlaine, Vendanges
- Jean Richepin, Sonnet ivre
- Guillaume Apollinaire, Schinderhannes
- Thomas Fersen, Ma douceur
- MC Solaar, Caroline
Agenda Ironique d’octobre 2023 : l’esprit des consignes pour cet atelier d’écriture mensuel.
Hébergé et animé par Laurence Délis, l’Agenda Ironique de ce mois d’octobre se présente sous des augures plutôt décalés. Tel qu’il nous est proposé, sur sa “Palette d’expressions”, en voici les consignes, valant pour tout type de textes, du moment que s’y trouvent quelques mots ou expressions désuets ou surannés, ainsi, bien sûr, qu’un bon peu d’ironie :
<On est donc en octobre et ce mois-ci nous passons à l’heure d’hiver […]. Cette heure, je l’aimerais à la frontière du rêve et de la réalité. Une heure où tout est possible.
Aussi je vous propose de jouer autour de cette heure-ci, où le temps se teinte d’extraordinaire plutôt que d’ordinaire. A cela il vous faudra placer les quatre vers tirés du poème Auguries of innocence de William Blake dans votre texte.
« Voir le monde dans un grain de sable
Et le paradis dans une fleur sauvage
Tenir l’infini dans le creux de sa main
Et l’éternité dans une heure. »
Et comme ce thème aborde une idée d’heure, vous pouvez également ajouter l’expression suivante : « dame d’onze heures ».>
Supplément (d’arme… à votre arc ?) :
La dame de Onze heures, également appelée Étoile de Bethléem, est une fleur de Bach originaire de la région méditerranéenne.
Elle doit son nom à ses fleurs qui s’ouvrent en plein soleil et se referment au soir. La Dame de Onze Heures est utilisée pour atténuer la peine et le sentiment d’être malheureux. Elle s’adresse aux personnes présentant un état d’âme négatif et qui ont un besoin de réconfort à la suite d’une situation traumatisante.
PoLétiquement vôtre, tiniak.
[…] tête des votes A fleur de bac de tiniak, bravo à lui ! Et, suivi de très près, par La fille qui cherchait son chien et trouva […]
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[…] à l’être , Le chevalier d’accueil et Lettre à l’être à la lettre chez Jobougon ; A fleur de bac, chez poLetique et tocs ; Leurres divers chez Tout l’opéra (ou presque) La déclaration chez […]
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Ça doit etre horrible pour les parents… Ils vont perdre les allocs en plus, être soupçonnés d’avoir désossé leur gosse…
Affreuses histoires. Je suppose qu’elle est vrai ou en partie.
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En grande partie vraie, oui, lacraie 🙂
Quant aux parents… Pour une fois qu’ils ne font pas l’objet d’une convocation, laissons-les où ils sont !😝
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[…] , Le chevalier d’accueil et Lettre à l’être à la lettre chez Jobougon ; A fleur de bac, chez poLetique et tocs ; Leurres divers chez Tout l’opéra (ou presque) La déclaration chez […]
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J’ai adoré ce texte très différents de tes acrostiches habituels mais oh combien envoûtant!
J’espère qu’ils sont heureux et s’amusent autant là où ils sont.
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whaou Tiniak ! même JK Rowling pourrait s’inspirer de ce passage 😉 un peu de magie, d’autobiographie, des tonnes de références littéraires… et ton humour sur tout ça 🙂 Bon, if I may : tu ne l’a pas arrangée la miss Calvert ! du vécu aussi ? Zibouilles
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Hé, hé, oui, ma Gibu’ : l’était réellement pas gâtée, la pauvre. A une lettre près, c’est donc bien notre prof de français.
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Un changement d’heure qui bascule dans un univers poétique, c’est une idée incroyable ! Quelles aventures y attendent nos deux amis ? J’aimerais bien le savoir.
J’ai beaucoup apprécié la lecture. 😊
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Quelle chouette histoire. J’ai été complètement surpris et j’ai adoré ce changement d’heure fantastique auquel je ne m’attendais pas du tout.
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Très belle idée que cette narration qui change de tes habitudes. Bien sûr d’excellentes références pour emporter les deux protagonistes vers un ailleurs poétique bien sûr dans lequel ils se sont bien plu puisque pas de retour, à moins qu’il n’aient abusé de substances permettant l’envol 🙂 sans atterrissage possible.
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Et oui, MiJo, comme chacun sait : à fleur de bac(h) rien d’impossible🌈🪴🌸
Merci pour ton passage, l’Amie 🙂
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Bouche bée devant cette aventure psychédélique au possible, j’admire l’ajustement des vers, l’originalité de l’idée, et la richesse de la mise en scène de la disparition des deux amis.
Un régal à lire.
Edgard Allan Poe lui-même serait, j’en suis sûre, bien étonné et admiratif à la lecture de cette histoire. Je me suis même demandée si la disparition avait réellement existé. Et puis, en me souvenant des disparus de Saint-Agil, je me suis dit que ça pourrait bien être l’explication irrationnelle jamais encore imaginée.
La nature a horreur du vide… 😄
https://www.gallimard-jeunesse.fr/9782070577132/les-disparus-de-saint-agil.html
Comme quoi, la poésie, c’est comme le journalisme, ça mène à tout à condition d’en sortir.
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Ah, ouiche alors : « Les disparus de Saint-Agil » ! Grand moment de lecture adolescente, qui n’a pas manqué de rejoindre « Zéro de conduite » au chapitre des fondements de mes idéaux anarchistes. Toujours vivaces ! Et nés auprès de feu mon ami Jipé (parti trop vite !!) avec lequel j’ai réellement partagé mes années lycée.
Pour être juste : il aimait la poésie à donf’… mais plutôt celle de Ferré ou Yves Simon, quand mon imprégnation bourgeoise et intello m’avait très tôt porté à apprécier certains « classiques », mais pas que… pas qu’eux !
Il aurait adoré cette vrille temporelle. Férus que nous étions de situations absurdes, au point d’en mettre qques-unes en scène, dans les couloirs du lycée (duels de cowboys au ralenti, bruyantes poursuites façon ‘Bullit’ et j’en passe…). Celles et ceux (profs ou élèves) qui en ont fait les frais ou ont pu en être spectateurs – de ’81 à ’83 – doivent en avoir gardé certains souvenirs. Nous en avions tiré qque notoriété, souvent mesurée en… heures de colle – si tu vois le clin d’oeil en retour vers un récent A.I. 📝
Merci pour tes commentaires toujours fournis et vivaces, jobougon.
A nous revoir très bientôt plus vite que ça, ici ou là 🎩🐰🍌
PS : Nicolas est en fait mon troisième prénom🙃
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Zéro de conduite que je ne connaissais pas m’a rappelé « le cercle des poètes disparus », tout aussi subversif.
Merci pour la découverte.
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😉
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Ah mais quel plaisir de voir cette heure jouer de poésie ! Qui sait les deux lascars sont peut-être bien tombé sous son charme, jusqu’à choisir de vivre en poésie.🙂
Merci tiniak pour ce bon moment de lecture où le réel se mêle au fantastique.
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J’aime beaucoup ton histoire, où le quotidien côtoie le fantastique…
où les vers s’entrelacent à minuit…
et où Fersen trône en bonne compagnie ! 😉
Merci pour ce merveilleux moment de lecture !
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Et sinon, on gagne pas plutôt une heure ? C’est au printemps que les mouflets -et les autres- ont du mal à se lever les premiers jours, non ? 🙂
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Hé ! Hé ! Oui, bien vu Lyssa’. Mais, l’un dans l’autre, j’ai pu observer qu’au passage de l’heure d’hiver, les couchers se faisant plus tardifs, au final…
Au final, c’est vraiment n’importe quoi, ce changement d’heure !🥸
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Chatoyant !
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